Je recommande le livre « Géopolitique des données numériques » sous-titré « Pouvoir et conflits à l’heure du big data » d’Amaël Cattaruzza.
L’auteur est chercheur, et le livre s’adresse plus à des spécialistes qu’à des néophytes. Il mérite d’être lu par ceux qu’une analyse géopolitique du big data intéresse. Voici quelques notes …[Pour rappel, la prochaine conférence du Club IES traitera de « Cyberdéfense & Cyberpuissance au XXIème siècle » animée par Guy-Philippe Goldstein. Conférence gratuite en distantiel]
De quoi les données sont-elles le nom ?
Le premier chapitre est très conceptuel. Il rappelle que le big data est affaire de volume, vélocité et variété. Sur le volume, il a une image qui est très parlante. Il explique que dans les magasins, un code-barre permettait avant de suivre des catégories de produit dans leur globalité. À contrario, une puce RFID permet aujourd’hui de suivre chaque produit individuellement. Nous avons là un exemple parlant de l’augmentation de la précision de suivi (ce que l’auteur appelle indexicalité).
Il s’insurge contre une vision réductrice de la « donnée ». Il n’existe pas de donnée neutre, et toute donnée collectée est dépendante des idées, objectifs, et des outils utilisés pour la collecter … Il présente la pyramide des savoirs (reproduction personnelle ci-dessous) mais en nuance la portée. Et il rappelle qu’une donnée brute, neutre n’existe pas. Il propose à l’instar de Bob Kitchin de remplacer le mot « data » par « capta » ? Ce changement de nom rappelle que les éléments ont été captés, récupérés.
Vers une territorialisation des données
Loin d’être un réseau dans les « nuages », Internet est un réseau territorialisé. – Les attaques sur des États (l’Estonie, la Géorgie, l’Ukraine, l’Iran) l’ont prouvé.- Les datacenters renforcent la territorialisation des données. Au début de l’informatique les terminaux étaient passifs. L’information était centralisée. Puis, au fur et à mesure des progrès de la miniaturisation, les ordinateurs ont permis des travaux de plus en plus autonomes (décentralisation). Et avec le cloud (télématique) on assiste à une nouvelle centralisation. – La géopolitique des câbles sous-marins accentue le rôle central des États-Unis. Ainsi 97% des échanges entre l’Europe et l’Asie passent par les USA (p85) !! Ce qui apparait comme une aberration totale dans une optique de souveraineté s’explique techniquement : « Les routeurs définissent automatiquement les trajectoires de données en fonction des délais les plus courts. La plupart du temps, ils sont donc incités à orienter les flux vers le territoire américain » car ils ont le meilleur équipement. – Mais les acteurs publics rentrent dans la danse et Facebook et Google posent leurs propres câbles ce qui leur permettra, d’une part d’exploiter les flux de données qui y transitent, d’autre part de s’affranchir d’une supervision étatique.- Le réseau câblier terrestre Transit Europe-Asia passe par la Russie ce qui donne au pays de Poutine d’importantes possibilités de captation de données.- Le sujet est stratégique et l’Allemagne en 2014 avait promis un système d’e-mail qui ne sorte pas du territoire, de telle sorte qu’un mail envoyé entre deux clients de Deutsche Telekom ne traverse pas les frontières du territoire. L’auteur ne parle pas du cas de la France, mais il est certain que nos mails franchissent allègrement l’Atlantique, et ceci, dans la seule logique d’alimenter les bases de données de nos amis Américains. – D’autres pays ont mis en place (ou le désire) un bouclier numérique. C’est le cas de la grande muraille numérique chinoise. L’Iran, la Malaisie, le Corée du Sud ou le Brésil s’y intéressent. – Si certains analystes avaient présenté originellement internet comme « des terminaux (comprendre des internautes) intelligents reliés par un réseau stupide ». Il semble que nous assistions à une inversion. Internet serait plutôt aujourd’hui constitué d’internautes stupides reliés par un réseau qui sert des objectifs intelligents. – Dans le triptyque États, entreprises privées et internautes, il semble que le plus perdant soit … le dernier. C’est-à-dire « nous » !- Le droit américain a consisté à donner une justification juridique de ce que la NSA avait mis en place. Si le Patriot Act (voté après les attentats du 11 septembre) a été limité suite aux révélations de Snowden (Freedom Act), il faut noter que de nombreuses prérogatives de l’ancienne loi ont été prolongées. Et en 2018 Trump fait passer le Cloud Act qui facilite les procédures de collecte de données des administrations américaines. – Il faut la ténacité d’acteurs de la société civile, comme Max Schrems, pour dénoncer l’illusoire « Privacy Shield » qui encadrait les transferts de données entre l’Europe et les États-Unis. – Tout ceci amène à une réflexion nécessaire sur la souveraineté numérique. Les Américains luttent contre cette volonté d’indépendance européenne, et argüent que cela va fragmenter ou plutôt « balkaniser » internet. L’emploi du verbe « balkaniser » est employé à dessin pour relayer une image de désastre technologique. Cette sémantique est un bel exemple de soft power et plus précisément de novlangue orwellienne. Cela me fait penser au terme « conversion des forêts » employés par les producteurs de soja ou d’huile de palme pour masquer l’expression autrement plus douloureuse de « destruction des forêts ».
La géopolitique à l’épreuve des données
On assiste forcément à une numérisation du champ de bataille, notamment dans l’optique pour une armée de pouvoir identifier des personnes (adversaires) clés. Plusieurs exemples illustrent ce point : – Le projet Maven visait à utiliser les ressources de Google pour aider le Pentagone à faire de la reconnaissance faciale. – En Afghanistan en 2007, des groupes irréguliers avaient réussi à contacter individuellement des membres de l’armée danoise pour menacer leur famille. – On se rappelle du scandale Strava qui avait permis de détecter des bases militaires secrètes. – Enfin, un journaliste français a réussi à identifier des agents de la DGSE à partir d’un croisement de données multimédias.
Le réseau internet est loin de notre référentiel terrestre, que nous savons mesurer en distance (kilomètre), en surface et en altitude. Avec internet, nous devons faire preuve d’une abstraction difficile :- Dans un référentiel terrestre, on parle de territoire, proximité et localisation.- Dans un référentiel numérique, on parle de réseau, connexité, communication. – La numérisation des passages de frontière va aussi poser des problèmes éthiques.
Amaël Cattaruzza conclut sur l’idée du data power, continuation du hard power, du soft power et du smart power. Sa démonstration est convaincante. C’est une lecture qui me semble obligatoire pour les professionnels de l’information, de la veille et de l’intelligence économique.
Jérôme Bondu – Acheter à la FNAC. – Sur Google Books
Source : Inter-ligere – Inter-ligere | blog
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